Comment définir le paradoxe de la non-action du sage taoïste. Pourquoi cette notion est-elle aussi politiquement incorrecte et redoutée par le système.
是 以 圣 人 处 无 为 之 事
shì yǐ shèng rén chǔ wú wéi zhī shì
Être - Ainsi - Sage - Homme - S'occuper - [Négation] - Agir - [liaison] – Travail
以 [yǐ] Cf. 1-5. 圣(聖) [shèng] signifie le sage, le saint ou sacré. 人 [rén] signifie l’homme. 处(處) [chǔ] signifie s’entendre (avec quelqu’un), manager, s’occuper, être dans une certaine position de ou punir. 无(無) [wú] Cf. 1-3. 为(為) [wéi] Cf. 2-1 事[shì] signifie chose, affaire, business, problème, accident, travail, responsabilité, servir, être engagé dans,…
Première apparition de la figure de 圣人 [shèngrén],le Sage ou le Saint homme taoïste dont Lao Zi nous décrira régulièrement le comportement… ou non-comportement !
无 为[wú wéi] signifie le non-agir, concept central du Taoïsme qui ne consiste pas en l’absence d’action, dans le contraire de l’action, l’inaction, la fainéantise ou la lâcheté mais plutôt dans une idée de lâcher prise, de laisser faire, de confiance dans le déroulement de toutes les choses et dans les lois de la nature. L’idée également de ne pas prendre parti et de ne pas sortir du flux du Tao en choisissant, par ses actions, telle ou telle direction. « Le Sage laisse son libre cours. Il s’abstient d’intervenir, ou par action physique, ou par pression morale. Il se garde de mettre son doigt dans l’engrenage des causes, dans le mouvement perpétuel de l’évolution naturelle, de peur de fausser ce mécanisme compliqué et délicat. » précise Léon Wieger. Jean-Shérab sur le Forum du Tao : « Pour moi le non-agir n’est pas l’absence d’action mais bien que l’action se règle de manière adéquate, fluide, souple et immédiate à la réalité. Dès lors, l’action s’accomplit de manière juste et par elle-même, spontanée parce qu’elle ne se règle plus sur tous ces blocages et préjugés qui alimentent habituellement la conscience ordinaire, sur les tendances égocentriques dirait-on dans le bouddhisme mais sur l’authenticité et la sagesse inhérentes à cette conscience. »
Trad.1 : C’est pourquoi l’homme de vertu, le Saint, règle ses affaires en pratiquant le non-agir, gouverne par le non-faire, adopte la tactique du non-agir, pratique le non-agir, fait son occupation du non-agir, œuvre selon le non-agir, s'abstient de toute action.
♥ « C'est pourquoi/Ainsi le Sage pratique le Non-agir » (Marcel Conche ou Shi Bo)
♣ « Ainsi le sage agit sans action active » (Feng Xiao Min)
► Le travail du Sage consiste à adopter le principe du non-agir, du lâcher-prise ou Le Sage est sage parce qu’il est engagé dans la pratique du non-agir.
Trad.2 : Ainsi le Maître, le Saint-Homme, agit en n’agissant pas, agit sans rien faire.
► Cette voie semble réductrice au regard de la complexité de la phrase chinoise et crée un paradoxe de plus : l’action non agissante ! On pourrait néanmoins considérer que le Sage agit sur les autres (leur laisse une impression, leur sert d’exemple) via son détachement, via son refus de l’action agissante.
♫ Ainsi, le Sage travaille à non-agir
Réflexions :
1. « Le grand but de la vie n’est pas le savoir mais l’action » disait Thomas Huxley. Ni l’un ni l’autre, rétorque Lao Zi : le secret du bonheur est de se fondre dans le rythme du Tao, de retrouver le courant de la Nature. L’action est en effet à la fois discriminante (une direction plutôt qu’une autre), violente (aller à contre-courant) et illusoire (penser pouvoir se soustraire aux lois de la nature par son action).
2. Un appel à ne rien faire ? Non pas puisqu’il est dit que le Sage continue à agir. Il le fait par contre sans se forcer : il ne reste pas « immobile dans le courant d’une rivière » (proverbe japonais) mais le suit, respecte sa nature profonde.
3. Un appel à se fondre dans la masse et à suivre les modes ? Au contraire, le Sage s’éloigne de la superficie et de la décadence de la société pour retrouver le contact avec les fondamentaux. Sa non-action pourrait ainsi s’apparenter à la désobéissance civile d’un Henry David Thoreau qui partit vivre dans les bois et qui précisait « la seule obligation que j’ai le droit d’adopter, c’est d’agir à tout moment selon ce qui me paraît juste »[1] « Selon ma nature dans le Tao » dirait le sage taoïste.
4. Dans un monde qui prône la vitesse et la croissance, le simple geste de ne rien faire est un puissant levier pour changer de paradigme : ne pas acheter tel ou tel produit, ne pas prendre sa voiture, ne pas allumer sa TV, ne pas suivre l’actualité imposée par les médias,… Là où l’action formatée rend esclave, la non-action libère ! C’est dans ce sens que l’on peut dire que la non-action agit !
5. « Qui n’avance pas recule » dit un proverbe latin. Cette obligation à l’action, à l’activité trépidante, est l’une des causes majeure du stress et de la déliquescence de notre société. Cf. mon ouvrage l’Obsession de la performance. Au « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy, il convient de répliquer par « le droit à la paresse » de Paul Lafargue.
6. « Le secret du succès, c’est de faire coïncider vocation et vacances » disait Mark Twain. « Choisissez un travail que vous aimez : vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie » disait bien avant lui Confucius. Pourrait-on dire, en paraphrasant Lao Zi que l’homme heureux « travaille sans travailler » ?
Le Mendiant
[1] Thoreau, La désobéissance civile, Mille et une nuits, 1996, p.12