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22 juillet 2018 7 22 /07 /juillet /2018 08:00

Un paragraphe pouvant être mal interprété sur les relations entre le Tao et les hommes, le Sage et ses concitoyens mais aussi une ouverture sur la respiration et le vide cosmique, source de toute vie.

 

 

1

,  

A nature amorale, créatures chiens-de-paille

2

,  

Au sage détaché, autrui chien-de-paille 

3

 

L’espace ciel-terre tel un soufflet ou une flute ? 

4

,  

Vide inébranlable à l’usage inépuisable

5

,

Parler épuise. Mieux vaut se recentrer. 

  

Cliquer sur le numéro de phrase vous transportera directement aux explications de la phrase en question. Après le désordre ordonné, voici l’ordre apparent…

 

 

Les vidéos de l'internet chinois:

 

Prononciation (Chap 5 de 2:33 à 2 :56)

 

 

Et version chantée:

 

 
Commentaires:

 

Ce chapitre court mais profond s’ouvre sur le détachement de la nature ( ) et du sage ( ) vis-à-vis du commun des mortels c'est-à-dire des créatures ( ) pour l’un et des hommes, des « cent familles » ( ), pour l’autre, désignés à chaque fois comme « chiens-de-paille » ( ).

 

Cette expression n’est en rien péjorative dans le sens où les « chiens-de-paille » ont une fonction spécifique à mener et sont maniés avec précaution et dévotion lors de leur usage. Par contre, une fois leur rôle accompli, ils sont détruits et oubliés. Lao zi utilise peut-être cet image comme une symbolique de la mort et invite à ne pas inutilement ajouter de sentiments à ce qui n’est somme toute qu’un passage naturel, qu’une transition vers autre chose.

 

Michel Coquet, dans son ouvrage Pourquoi sommes nous sur Terre, invite également à la retenue : « Il n’y a pas de mal à aimer, il n’y a même rien de plus beau ! Ce qui n’est pas souhaitable, par contre, c’est de s’attacher à l’âme défunte, de la retenir et de lui rendre la tâche de se libérer encore plus difficile ».  Rappellons que, suite à la cérémonie, les chiens-de-paille ne doivent pas être repris sous peine d’attirer sur soi le malheur ou les cauchemars.  

 

La nature est amorale, pas sensible ( ) mais le sage est homme et il lui faudra donc suivre la nature, apprendre l’art du détachement, comprendre le caractère éphémère de toute chose, devenir insensible aux notions de bien et de mal, repousser son ego, ne pas se focaliser sur les situations particulières, pour accepter la mort comme la juste contrepartie de la vie et arriver à étendre sa bienveillance à tous les êtres.

 

Mais peut-être Lao zi se contente-t-il simplement de prôner le détachement du sage vis-à-vis du peuple afin de ne pas tenter de le manipuler mais au contraire lui laisser sa spontanéité, sa liberté de faire. Ou alors souhaite-t-il inviter le sage à se préserver des déceptions d’un peuple forcément peu réceptif à ses propos, ne rien attendre des autres, les dénigrer (« chiens ! ») pour ne point être déçu ?  Cette dernière interprétation, proche de celle de « Je me tourne vers vous », semble néanmoins trop malsaine pour être retenue.

 

Laozi tao2

 

Côté « politique », Wilhelm et Duyvendak soulignent que Lao zi s’oppose dans ce chapitre à la notion confucianiste de ren (). En effet, Cyrille Javary souligne que cet idéogramme « revient plus de 100 fois dans les Entretiens [de Confucius] et fait l’objet exclusif de 58 paragraphes. » [1]  Lao Zi nie cette qualité au niveau de la nature mais également en tant qu’aspiration du Sage et remet donc en question et sans ambiguïté ( ) l’un des concepts clés du confucianisme. Au-delà des notions de mansuétude [shù], de respect pour autrui, de bienveillance ou de tolérance attaché à , nous y retrouvons en effet également la notion de piété filiale [xiào] et le respect des rites. « Pour Confucius […] se comporter humainement, c’est se comporter rituellement. Yan Hui demande ce qu’est le ren. Le Maître dit : « Vaincre son ego pour se replacer dans le sens des rites, c’est là le ren » précise Anne Cheng (p.73) Or il est clair que, pour Lao zi, le rite est contraire à l’abandon du sage au naturel, au Tao.

 

L’homme est symboliquement le lien entre le ciel et la terre et Lao zi nous décrit cet espace comme vide () et par la même infini de potentiel, impossible à soumettre (), à l’image d’un soufflet () ou d’une flute () qui n’existent que par leur vide intérieur et pourtant ne cessent de disperser, de faire sortir (), ce qui rejoint 4-1.

 

Acupuncteur, le Dr. Henning Strom souligne dans ses commentaires de ce chapitre que « dans le microcosme homme, l’intervalle entre le Ciel (la tête) et la Terre (le ventre) est le thorax (avec sa fonction respiratoire) qui est comme un soufflet de forge qui est tantôt vide, tantôt en mouvement. Celui qui se tient dans le juste milieu entre le Ciel et la Terre (chez l’homme le cœur) profite pleinement de cette respiration cosmique. »

 

Vide d’ego, le sage évite de parler (), de se disperser à l’extérieur, vers la multiplicité, et au contraire s’attache plutôt à se recentrer vers l’Unité, vers le dedans, à respecter () le milieu (), à se fondre en lui, vers ce « vide inébranlable à l’usage inépuisable ».

 

Il n’y a pas d’arbre d’illumination (bodhi),

Ni cadre de miroir brillant.

Puisque, intrinsèquement, tout est vide,

Où la poussière peut-elle s’attacher ?[2]

 

 

Le Mendiant

 

 

[1] Dossier Les sagesses chinoises, Le Monde des religions, 24 juin 2011.

[2] Discours et sermons de Houeï-Neng, sixième patriarche zen, Albin Michel, 1984, p.45

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20 juillet 2018 5 20 /07 /juillet /2018 08:00

Pourquoi le silence est respect du Tao. Pourquoi la parole nous fait passer à côté de l’expérience.

 

,  

duō yán shù qióng, bù rú shǒu zhōng

Beaucoup – Parler – Souvent – Epuisé, Pas – aussi bon que – Observer/Respecter – Milieu

 

[duō] signifie beaucoup, multi ou nombreux. [yán] signifie discours, mot, dire, parler. Cf. 2-10. () [shù] signifie nombre, chiffre ou plusieurs. Prononcé [shǔ] il signifie compter, énumérer ou lister. Prononcé enfin [shuò], il signifie fréquemment ou de manière répétée. () [qióng] signifie pauvre, épuisé, extrêmement, limite ou fin. [rú] signifie comme si, en conformité avec ou être aussi bon que (dans des phrases négatives) [shǒu] signifie garder, défendre, observer, obéir, respecter ou proche de quelque chose.

 

[zhōng] signifie le milieu comme dans 中国 [Zhōngguó], l’empire du milieu ou la Chine mais aussi le centre, entre deux extrêmes, moyen, intermédiaire, à l’intérieur (de la maison par ex.) ou dans (un jardin par ex.) « Axe, pivot, centre, position médiane, autant de sens que l’on peut donner à ce terme zhong qui évoque aussi la recherche de l’équilibre entre des contraires ou de l’harmonie entre des opposés, la politique de l’alliance et du compromis, la position d’où il est possible de régner en maître sur les confins » selon Catherine Despeux (p.130). Anne Cheng souligne toutefois l’erreur de considérer cette notion comme étant « le souci précautionneux de garder le « juste milieu » entre deux extrêmes » ou « un compromis frileux qui se satisferait d’un « moyen terme ». Les penseurs chinois ont « tout au contraire décrit le Milieu comme « l’extrémité de la poutre faîtière », celle qui tient ensemble tout l’édifice et dont tout le reste dérive […] Le Milieu n’est donc pas un point équidistant entre deux termes, mais bien plutôt ce pôle dont l’attraction nous tire vers le haut, créant et maintenant dans toute situation de vie une tension qui nous fait aspirer toujours davantage à la meilleure part de ce qui naît entre nous. » (Anne Cheng, p.42)

 

zhong tao

 

Trad.1 :

Celui qui en parle beaucoup (du Tao) est souvent réduit au silence, va souvent à l’extrême et s’épuise. Il vaut mieux observer le (juste) milieu, rester (ancré) au centre, s’insérer en lui, en pénétrer le sens.

♥ « Plus on en parle moins on le comprend. Mieux vaut vivre en son cœur. » (Didier Gonin)

► Au contraire du soufflet (ou du Tao) qui ne s’épuise pas, l’homme s’appauvrit à force de paroles vaines et/ou obscurcit encore davantage sa compréhension du Tao. Il est préférable de laisser le Tao s’installer en soi ou se placer au cœur de la dynamique du Tao, sans se poser trop de question. Cf. 1-5 « Plutôt que de se laisser aller à la tentation facile de soigner les branches, partie visible et agréable à regarder, mieux vaut cultiver la racine de l’arbre qui, en tirant vie et nourriture au plus profond de la Terre tout en poussant – quoi qu’il arrive – vers le Ciel, est la parfaite image de la sagesse chinoise, de son sens de l’équilibre, de sa confiance dans l’homme et dans le monde. » (Anne Cheng, p.42)

 

Trad.2 :

Trop de paroles conduisent à l'impasse / Une quantité de mots est vite épuisée / Plus nombreux les propos, plus abondantes les difficultés!  Mieux vaut rester au centre des choses, préserver le vide.

♥ « Parler beaucoup épuise sans cesse; mieux vaut garder le Milieu. » (Docteur Marc Haven et Daniel Nazir ) « Au lieu de s'épuiser en paroles, mieux vaut préserver son intérieur. » (Catherine Despeux)

► Il n’est plus ici question du discours sur le Tao mais de la parole ou de la connaissance, qu’il vaut mieux restreindre afin de ne pas éparpiller son souffle et préserver son intégrité corporelle. Catherine Despeux fait le lien avec le début du chapître en soulignant que « l’esprit se tient au centre et non à la périphérie, ce qui signifie qu’il s’est détaché de ses émotions. » (p.130) Idem avec le commentaire de Wang Bi : « Plus le sage agit, plus il endommage les êtres […] son intelligence n’apporte pas la paix, ni ses paroles l’ordre, et cela mène nécessairement à des échecs répétés. Le sage, tel le soufflet ou la flûte « garde le centre », si bien qu’il n’est jamais dans l’impasse. Il s’abandonne lui-même pour laisser les êtres faire, ainsi il n’est rien qui ne soit régulé. » (Despeux, p.227)  Autant pour l’opinion de certains chercheurs selon laquelle il n’y a pas de connexion entre les deux parties de ce paragraphe, preuve que le Daode Jing serait une « anthologie compilée par plusieurs mains ».[1]

 

Notons avec Catherine Despeux que Laozi rejoint ici un des quatre textes confucéens, l’Invariable Milieu 中庸 [zhōngyōng]: « Lorsque les sentiments ne sont pas encore déployés, on parle de centre. » (p.130) Effectivement la formule « Le milieu est la voie droite pour tous les êtres, et la constance est la loi invariable qui les régit » de Tchou Hi[2] pourrait s’appliquer au Sage détaché (5-2) de Laozi. Mais, là aussi, Anne Cheng relativise : « Alors que les confucéens valorisent le Milieu, précaire et mouvant équilibre générateur d’harmonie, les taoïstes sont en quête du centre, c’est-à-dire de l’Origine. » (p.197)

 

Trad.3 :

« A vouloir tout savoir on s'épuise vite: le mieux est d'occuper le centre. » (Jean Levi)

► « Les deux versions de Mawangdui ont wen, « entendre, s’informer », à la place de yen, « parler, disserter », ce qui change considérablement le sens du passage et lui confère une orientation plus politique, voire policière. Il n’est pas question ici du discours sur le Tao dont aucune parole ne peut épuiser le sens et la nature, mais des techniques de manipulation et de contrôle du souverain » (Jean Levi, p.97)

 

Contre-sens ?

Parler de cœur en tant que figure anatomique serait un contre sens puisque [xīn] Cf.3-3 n’a rien à voir avec zhōng. Dire que la parole conduit au silence est une mauvaise interprétation de et est incohérent avec 2-10 qui dit que le Sage enseigne sans parole. Dire avec Marcel Conche « L'abondance en nombre de mots: extrême pauvreté. Mieux vaut garder ce que l'on a dans le cœur. » permet certes d’expliquer la brièveté du Daode Jing mais s’éloigne du sens du paragraphe. Evoquer avec Shi Bo les ordres administratifs (qu’il vaut mieux limiter afin de ne pas perturber le peuple) idem.

 

♫ Parler épuise. Mieux vaut se recentrer. 

Amendement (Oct 2011) à la proposition précédente: « En parler éloigne. Mieux vaut se fondre en lui. ». Passage de la trad. 1 à la trad. 2, plus cohérente avec le début du chapître. Notons une opposition avec « l’usage inépuisable » du soufflet ou de la flûte décrit en 5-4 : au contraire de l’espace ciel-terre, l’homme "superficiel" – qui ne respecte pas le vide en parlant sans cesse – s’épuise!

 

Réflexions :

1. Ce sont ceux qui parlent le plus qui pratiquent le moins. Trop de théorie nuit à la pratique. « Les grands diseurs ne sont pas les grands faiseurs » dit un proverbe français.  Arrêter ce blog ?  Non pas puisque l’idée n’est pas de faire mais plutôt de « non-faire » !

2. « Les propos d’un homme avare en paroles sont rarement dénués de sens » a dit Gandhi. Au contraire, « le trop parler n’est pas marque d’esprit » (Thalès de Milet) et « le secret d’ennuyer, c’est de vouloir tout dire »  (Voltaire)

3. Oublions le superflu, les grands discours et la logorrhée des médias et recentrons-nous sur l’essentiel, sur la vérité qui ne se trouve pas à l’extérieur mais à l’intérieur de nous.

4. « C’est pourquoi, dit saint Augustin, le plus beau de ce qu’un homme peut dire de Dieu est de savoir se taire par pure sagesse de richesse intérieure. Donc tais-toi et ne radote pas sur Dieu ! Car en bavardant sur Dieu tu mens, tu commets un péché […] Tu ne dois rien non plus connaître de Dieu, car Dieu est au-dessus de toute connaissance. » (Maître Eckhart, p.131)

5. « Avez-vous un centre ou bien n’êtes-vous qu’une foule en mouvement ? » interroge Osho (Evangile Thomas, p.149)

 

Le Mendiant

 

[1] D.C. Lau, Lao Tzu : Tao Te Ching, 1963, cité par Robert G. Henricks (p.2)

[2] L’Invariable Milieu in Les quatre livres de Confucius, Editions Jean de Bonnot, 2003, p.27

 

 

 

 

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18 juillet 2018 3 18 /07 /juillet /2018 08:00

Pourquoi le vide est en réalité plein. Pourquoi la nature est essentiellement du vide.

 

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xū ér bù qū, dòng ér yù chū

Vide – [conj.] – Pas – Plier – Utiliser – [conj.] – Plus…plus – Produire

 

[xū] signifie vide, inoccupé, faux, timide, faible (santé) ou en vain. Cf. 3-5 [qū] signifier plier, courber, tordre, soumettre, être dans l’erreur ou injustice. () [dòng] signifie bouger, agir, changer, altérer, utiliser ou éveiller de l’émotion. [yù] est un caractère peu usité signifiant se remettre, aller mieux ou le plus…le plus. [chū] signifie sortir, produire, arriver, excéder, dépasser,… Cf. 1-7.

 

Traductions :

Le soufflet est vide mais (le souffle) ne fléchit pas, ne s’épuise pas, ne s’affaisse pas, ne s’aplatit pas ; plus il s'active, plus il exhale / En mouvement il en sort, il produit, encore plus (de souffle), il est inépuisable

 « Vide inépuisable: plus on l'active, plus il en sort. » (Catherine Despeux)

► Explication des caractéristiques du soufflet et de la flûte: le vide est son essence (aucune forme possible sans le vide) mais aussi sa fonction et plus on s’en sert, plus il produit de souffle ou de sons! Selon le commentaire de « Je me tourne vers vous », il en va de même du souffle : « Le souffle pur est invisible, il ressemble au vide, mais il ne s’épuise jamais dans la respiration : plus on l’active, plus il sort d’air. » (Despeux, p.224)  La flûte pourrait quant à elle être une analogie de la parole, que l’on retrouvera en 5-5.

vide

 

Contre-sens ?

L’oubli de la flute chez tous les traducteurs (sauf une !) permet de se consacrer uniquement aux caractéristiques techniques du soufflet mais réintroduire cette dernière oblige à se réinterroger sur le sens de la phrase. Car la flute ne se vide pas, elle, et ne produit un souffle que si l’on souffle dedans ! Par contre, elle est bien constituée autour du vide et elle fait d’autant plus de musique que l’on s’en sert.

 

♫ Vide inébranlable à l’usage inépuisable

Amendement (Oct 2011) à la proposition précédente: « Vide mais inébranlable et à l’usage inépuisable ».

 

Réflexions :

1. Le vide, ouvert, permet toutes les perspectives, tous les potentiels tandis que le plein, fermé, les termine. « Dieu est vide de toutes choses : et c’est pourquoi il est toutes choses » (Maître Eckhart)

2. Le vide est généralement définit comme l’absence de matière mais n’est-ce pas plutôt ce qui permet à la matière d’exister et à l’énergie – et donc à la vie – de circuler ? Le vide n’appelle-t-il pas le plein ? Contre Aristote ou Descartes (qui niait l’existence du vide), la philosophie orientale place le vide au centre de ses réflexions et de sa cosmologie. C’est le vide qui rend le verre, le vase ou la porte utile. « La forme, c’est le vide, et le vide, c’est la forme », dit le soutra du cœur, un des recueils bouddhiste les plus célèbres.

3. Qu’est-ce que le vide ?  Le site Wikipedia rappelle qu’un verre vide, une bouteille vide, un carton vide… contiennent en fait environ 2·1015 molécules par millimètre cube, ce qui fait beaucoup de zéros !  Un vide d'air considéré comme très poussé, « ultravide », correspond à une pression de l'ordre de 10-8 pascals (Pa, unité du système international) et on y dénombre encore 2 millions de molécules par centimètre cube. Un article du site contre les idées reçues (tout un programme) http://tatoufaux.com  précise que « si on supprimait le vide qu’il y a autour des noyaux des atomes, la Terre pourrait tenir dans une sphère de seulement 150 m de rayon ! » et conclut que « la nature n’a donc pas horreur du vide puisqu’elle est le vide, parsemée d’atomes... et d’objets célestes. »

4. « Dans ce vide, les deux ne se distinguent pas, ils contiennent chacun le monde entier. » dit Sosan.[1]  « Quand il y a vide, il y a unité » commente Osho.

 

Le Mendiant

 

[1] Jianzhi Sengcan, appelé Kanchi Sosan en japonais, phrase tirée du second chapitre de son poème Xinxin Ming (信心銘), le plus ancien texte Chan, commenté par Osho dans Le livre du rien.

 

 

 

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15 juillet 2018 7 15 /07 /juillet /2018 08:00

Pourquoi rien n’existe sans espace. Pourquoi l’énergie et l’harmonie requièrent du vide.

 

,  

tiān dì zhī jiān, qí yóu tuó yuè hū

Ciel – Terre – [liaison] – Espace – Cela – Comme – Soufflet – Flûte – ?

 

Pourquoi rien n’existe sans espace. Pourquoi l’énergie et l’harmonie requièrent du vide.

 

[jiān] signifie entre, parmi, à l’intérieur d’un temps ou espace définit. Prononcé [jiàn] il signifie espace interstitiel, interstice, ouverture ou séparé mais aussi semer la discorde ou se dégarnir. [tuó] est un caractère peu courant désignant un sac ou un soufflet de forge. [yuè] est également peu fréquent et désigne une flûte (ou une clé), étrangement oubliée de tous les traducteurs, à l’exception notable de Catherine Despeux qui précise : « Laozi emploie l’image de la flûte dans laquelle l’air passe et produit toutes sortes de manifestations sonores à l’infini. Une image similaire est développée par Zhuangzi. Celui-ci établit une véritable progression dans la compréhension et l’atteinte du vide, comparant l’individu à des orgues humaines, terrestres ou célestes, ces dernières étant celles qui permettent l’expression la plus parfaite de la grande harmonie […] Le corps humain est donc comme une flûte dans laquelle l’air passe et joue différentes mélodies de la vie selon les résonances intérieures de l’être. » (p.73) [hū] est une particule interrogative pour exprimer le doute ou la surprise.

 

Traductions :

L'intervalle, l’espace entre le Ciel et la Terre est comme, est semblable à un soufflet (de forge).

♥ « L'espace entre ciel et terre est comme un soufflet ou une flûte » (Catherine Despeux)

► Analogie entre l’espace et le soufflet de forge et retour sur l’idée de dissémination de 4-1. Selon le commentaire du Maître du Bord du Fleuve, « un soufflet ou une flûte sont vides  au centre ; voilà pourquoi l’homme peut en sortir des sons. » (Despeux, p.225)

 

Contre-sens ?

Beaucoup de traductions oublient le terme "espace" et restent ainsi sur l’idée de ou d’univers ou, pire encore, de Tao. Faire référence à un « être » qui serait « entre le ciel et la terre » est tout aussi incompréhensible. A côté de l’oubli de la flûte, un bon nombre de traductions zappent le caractère interrogatif de la phrase, pourtant cohérent avec le Chap 3 empli de doute.

 

♫ L’espace ciel-terre tel un soufflet ou une flute ?

 

comete nb

 

Réflexions :

1. Il faut de l’espace pour accueillir quelque chose, pour être capable de recevoir.

2. « La nature a peut-être horreur du vide mais le système en a fait son fonds de commerce : le mal-être, les complexes, les peurs et les frustrations sont incontestablement les moteurs de la consommation. » (Le Mendiant et le Milliardaire)  Mais la nature a-t-elle vraiment horreur du vide comme le pensait Aristote ?  Nous verrons en 5-4 qu’il n’en est rien !

3. Dans les peintures de paysages chinois, le blanc et le vide couvrent une bonne partie de la toile de manière à laisser l’esprit accéder à l’harmonie. « On ne peut appréhender l’Être qu’en creux, en cernant son absence – un peu comme un sceau gravé intaglio livre son message en blanc, ne révélant son dessin que grâce à l’absence de matière (…) Le précepte recommande au peintre de ne jamais révéler qu’une moitié du sujet pour mieux en suggérer la totalité (…) Le vide est l’espace où peut se déployer l’au-delà du poème » explique brillamment le sinologue Simon Leys dans son essai La forêt en feu. [1]

4. Des pièces suremcombrées de meubles ou de biblots nuisent à la circulation énergétique et créent un sentiment d’étouffement. Le Feng Shui (Feng désigne le vent, Shui signifie l’eau) vise notamment à créer une harmonie au sein de l’espace.

 

Le Mendiant

 

[1] Simon Leys, Essais sur la Chine, Robert Laffont, 1998, p. 577.

 

 

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13 juillet 2018 5 13 /07 /juillet /2018 08:00

Pourquoi le sage, à l’image de la nature, est par-delà le bien et le mal. Pourquoi la mort ne l’affecte pas.

 

,  

shèng rén bù rén, yǐ bǎi xìng wéi chú gǒu

Sheng Ren – Pas – Sensible, Ainsi – Cent – Famille - Signifier/Devenir – Chien-de-paille

 

[bǎi]signifie cent, nombreux ou tout type de. [xìng]signifie surnom ou nom de famille.  [bǎi xìng] signifie ainsi les cent familles et par extension le peuple. Catherine Despeux rappelle que « dans l’Antiquité, seules les familles nobles portaient un nom de famille. C’est seulement à partir des Han que la pratique s’étendit à l’ensemble de la population. » (p.227) 

 

Trad. 1 :

Sheng Ren, le Sage, le Saint-homme, le Maître n'a pas de prédilection, d'affections particulières, humaines, de vertu d’humanité. Il regarde, traite, les cents familles, le peuple, les autres, comme chien de paille.

♥ « Au Sage non plus point d'affections. Le peuple lui est chien-de-paille. » (François Huang et Pierre Leyris)

► Le Sage – qui prend exemple sur le ciel et la terre – se place au-delà des sentiments et des affections courantes, notamment vis-à-vis des autres dont il perçoit le caractère éphémère. Selon le commentaire du Maître du Bord du Fleuve « le sage considère les cent familles comme un fétu de paille ou un chien domestique, il n’attend d’eux aucun égard, ni aucun sens du rituel. » (Despeux, p.225)

 

Trad. 2 :

« Le Maître ne prend pas parti; il accueille les pécheurs comme les saints. » (Stephen Mitchell)

► Continuité de cette traduction très libre avec une notion de péché ici caricaturale, le rituel des chiens-de-paille symbolisant moins le fait d’excuser ses fautes (謝過 [xièguò]) que de laisser faire la nature et accepter le départ. On retrouve néanmoins cette notion (ridicule) de morale et de distinction bon/mauvais dans le commentaire de « Je me tourne vers vous » : « le sage […] traite avec humanité les bons, mais non les méchants. […] les souffles essentiels de l’homme vulgaire ne sont pas proches du ciel et, quand cet homme est en danger de mort, le ciel l’ignore. » (Despeux, p.224)

 

mort nb

 

Contre-sens ?

A nouveau, le Sage n’est ni rude ni malveillant et il reste évidemment humain ! Il est simplement dans le non-ressenti, la non-sensibilité, en cohérence avec le non-agir.  

 

♫  Au sage détaché, autrui chien-de-paille

« Ciel et Terre sont impartiaux, les quatres saisons se succèdent sans relâche. Le saint, à leur image, supporte et abrite tous les êtres. » (Les Quatre Canons de l’empereur Jaune, p.130)

 

Réflexions :

1. « Le drame avec la vie, c’est qu’on ne s’en sort pas vivant » (Michel Audiard). Tout comme les chiens-de-paille, prenons soin des vivants, avec délicatesse lorsqu’ils nous accompagnent puis laissons-les disparaître, « vivre leur mort », sans attachement excessif.

2. La mort fait partie de la vie et il est illusoire de lui attacher un jugement positif ou (la plupart du temps) négatif. Nous devrions prendre un peu de hauteur (vers le ciel) ou retoucher terre (pour ceux qui espéraient l’immortalité) afin de considérer la mort comme un processus naturel.

3. Il est de tradition chez nous de pleurer nos disparus. Dans d’autres pays, en Chine notamment, c’est le contraire : il convient de rire et de faire jouer de la musique gaie. Nous avons le choix : il est possible de considérer la mort comme une macabre tragédie ou alors comme une fête destinée à célébrer le passage d’un état à un autre : la vie de mort commence !

4. Se rappeler de la mortalité des autres permet de mieux les apprécier de leur vivant. « Si tu embrasses ton enfant, ton frère ou ton ami, ne t’abandonne pas sans réserve à ton imagination […] rappelle-toi que tu aimes un mortel, un être qui n’est aucunement toi-même. Il t’a été accordé pour le moment, mais pas pour toujours, ni sans qu’il puisse t’être enlevé… Quel mal y a-t-il à murmurer entre ses dents, tout en embrassant son enfant : « demain il mourra » (Epictète, Entretiens)

 

Le Mendiant

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11 juillet 2018 3 11 /07 /juillet /2018 07:00

Pourquoi la nature nous ignore naturellement. Pourquoi nous passerons tous du centre (du monde) au rien pour nous fondre dans le Tout.

 

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tiān dì bù rén, yǐ wàn wù wéi chú gǒu

Ciel – Terre – Pas – Sensible, Ainsi – Dix mille – Êtres – Signifier/Devenir – Chien-de-paille

 

[rén] signifie bienveillance, bienveillant, bienfaisant, humanité, sensible ou noyau. Le caractère est bâti autour du sentiment entre deux personnes dont on notera la même prononciation [rén]. Ce terme central est difficilement traduisible. On pourrait parler d’une éthique des relations, de tout ce qui doit être fait pour garantir l’harmonie entre les êtres.  Anne Cheng parle du « sens de l’humain » et y voit « l’homme qui ne devient humain que dans sa relation à autrui », « ce qui constitue d’emblée l’homme comme être moral  dans le réseau de ses relations avec autrui. » Elle finit par le traduire, par défaut, par « qualité humaine » ou « sens de l’humain ». (p.68) A noter qu’il s’agit d’un terme clé dans les Entretiens de Confucius, d’un « pôle vers lequel tendre à l’infini » que Lao zi remet donc ici en question.  

 

  [wéi] Cf. 2-1.   刍狗 [chúgǒu] signifie chien-de-paille, objets rituels confectionnés avec soins puis écrasés et brûlés. Ces chiens de paille (ou de papier), tout comme les « tigres de papier » sont utilisés dans les rituels taoïstes pour écarter les mauvais esprits (supposés découler alors des constellations du Chien Céleste 天狗[tiāngǒu] ou du Tigre Blanc 白虎 [báihǔ]), lors de maladies, pour expier ses fautes ou dans un cadre préventif (nouveau chantier, commerce, bonheur…). Le Zhuangzi précise le soin apporté à ce rituel dans le chapitre XIV : « Avant d'être exposés les chiens de paille sont mis dans des boîtes en bambou et enveloppés de brocart ; le médium (shi) et l'invocateur (zhu) observent un jeûne avant de les prendre. Mais une fois exposés, les passants leur écrasent la tête et le dos, les coupeurs de foin les ramassent pour les brûler, et c'est fini. Si quelqu'un devait les reprendre et les remettre dans leur boîte, enveloppés dans du brocart, et séjourner ou dormir à proximité, il aurait non seulement de mauvais rêves, mais encore deviendrait probablement possédé [par eux] à chaque fois.» Une fois leur rôle joué, les chiens-de-paille doivent en effet être brûlés et oubliés. [1]

 

tigre papier

 

Trad. 1 :

Le Ciel et la Terre ne sont pas des êtres humains, sont sans sentiments humains, sans vertu d’humanité, sans affections particulières, indifférents aux passions humaines. Ils regardent les dix mille êtres, les vivants, ils traitent les êtres, toutes les créatures, comme chien-de-paille.

« A Ciel-et-Terre point d'affections. Tout lui est chien-de-paille. » (François Huang et Pierre Leyris)

► Les lois de l’univers et de la nature sont amorales – c'est-à-dire qu’elles s’établissent en dehors de tout concept de morale – et donc sans sentiments vis-à-vis des créatures qui naissent et qui meurent, qui sont « un mode éphémère dans le cours infini de la vie universelle » (Marcel conche). L’idée de « traiter » ou de « regarder les vivants comme » est ainsi paradoxale dans le sens où la nature ne saurait s’intéresser "activement" aux créatures qu’elle a enfanté (Cf. 1-4)  Selon le commentaire de Wang Bi « Le ciel et la terre laissent les choses être telles qu’elles sont. Ils n’interviennent pas, ne créent pas, de sorte que les dix mille être s’ordonnent et se régulent d’eux-mêmes. […] S’ils intervenaient, créaient, donnaient, alors les êtres perdraient leur authenticité. […] Si le ciel et la terre étaient bienveillants, les êtres ne pourraient pas remplir d’eux-mêmes leur fonction. » (Despeux, p.226)

 

Trad. 2 :

« Le Tao ne prend pas parti; il donne naissance au mal comme au bien. » (Stephen Mitchell)

► Complètement à côté du texte original, cette absence d’implication va dans le sens d’une nature qui fonctionne hors du cadre des sentiments humains, de manière spontanée. La notion du bien et du mal est néanmoins contradictoire puisque le Tao est justement supposé être au-delà de ces concepts !

 

Contre-sens ?

Affirmer que Ciel et terre « ignore la bienveillance » ou sont « sans bonté » est une traduction littérale mais un contre-sens sauf à ajouter qu’il ignore aussi la malveillance ou la méchanceté. Le terme de « rude » convient encore moins car il induit l’idée absurde de volonté alors que la nature n’agit pas en conscience mais selon le Tao ! 

 

♫ A Nature amorale, créatures chiens-de-paille

« Le soleil ne brille pas pour prodiguer sa lumière à une humanité qu’il se désolerait de voir plongée dans les ténèbres ; aussi, quand les hommes ouvrent leurs portes et leurs fenêtres pour prendre de la lumière, le soleil n’intervient-il en rien. La terre ne prodigue pas ses richesses pour secourir le dénuement de l’humanité. Aussi, quand les hommes coupent les arbres et fauchent les herbes pour se procurer le nécessaire, la terre n’intervient-elle en rien. » (Les Quatres Canons de l’empereur Jaune, p.221)

 

Réflexions :

1. La nature n’est ni bonne ni mauvaise et elle se fiche royalement de nous !  A nous, si nous nous aimons, de respecter notre nature et de vivre notre vie le plus respectueusement possible.

2. Inspirons-nous de la nature et cessons de plaquer sur les évènements les notions de bon ou de mauvais, de bien ou de mal. Prenons du recul et acceptons ce qui arrive comme ce qui devait arriver. Fatalisme ? Indifférence ?  Si je peux changer quelque chose, alors pourquoi pas, mais si je ne peux rien y faire, alors à quoi bon ?

3. Nous ne sommes pas grand-chose au regard de l’univers : nous avons un petit tour à faire dans le banquet de la vie avant de disparaître. Chaque chose en son temps. Chaque chose fait son temps.

4. Réponse de Lao zi à la question de la non-intervention divine, du pourquoi du malheur sur Terre : nous laisser être authentique et responsable ! « Tu dois aimer Dieu sans considération de son amabilité, autrement dit : pas parce qu’il serait aimable ! Dieu n’est pas du tout aimable, il est au-dessus de tout amour et de toute amabilité » dit d’ailleurs Maître Eckhart (p.133)

 

Le Mendiant

 

[1] Kristofer SCHIPPER, Chiens de paille et tigres en papier : une pratique rituelle et ses gloses au cours de la tradition chinoise, In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1985, N°6, p.83-94.

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