Un paragraphe pouvant être mal interprété sur les relations entre le Tao et les hommes, le Sage et ses concitoyens mais aussi une ouverture sur la respiration et le vide cosmique, source de toute vie.
天 地 不 仁, 以 万 物 为 刍 狗 | A nature amorale, créatures chiens-de-paille | |
圣 人 不 仁, 以 百 姓 为 刍 狗 | Au sage détaché, autrui chien-de-paille | |
天 地 之 间 其 犹 橐 龠 乎 | L’espace ciel-terre tel un soufflet ou une flute ? | |
虚 而 不 屈, 动 而 愈 出 | Vide inébranlable à l’usage inépuisable | |
多 言 数 穷, 不 如 守 中 |
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Prononciation (Chap 5 de 2:33 à 2 :56)
Ce chapitre court mais profond s’ouvre sur le détachement de la nature (天 地) et du sage (圣 人) vis-à-vis du commun des mortels c'est-à-dire des créatures (万 物) pour l’un et des hommes, des « cent familles » (百 姓), pour l’autre, désignés à chaque fois comme « chiens-de-paille » (刍 狗).
Cette expression n’est en rien péjorative dans le sens où les « chiens-de-paille » ont une fonction spécifique à mener et sont maniés avec précaution et dévotion lors de leur usage. Par contre, une fois leur rôle accompli, ils sont détruits et oubliés. Lao zi utilise peut-être cet image comme une symbolique de la mort et invite à ne pas inutilement ajouter de sentiments à ce qui n’est somme toute qu’un passage naturel, qu’une transition vers autre chose.
Michel Coquet, dans son ouvrage Pourquoi sommes nous sur Terre, invite également à la retenue : « Il n’y a pas de mal à aimer, il n’y a même rien de plus beau ! Ce qui n’est pas souhaitable, par contre, c’est de s’attacher à l’âme défunte, de la retenir et de lui rendre la tâche de se libérer encore plus difficile ». Rappellons que, suite à la cérémonie, les chiens-de-paille ne doivent pas être repris sous peine d’attirer sur soi le malheur ou les cauchemars.
La nature est amorale, pas sensible (不 仁) mais le sage est homme et il lui faudra donc suivre la nature, apprendre l’art du détachement, comprendre le caractère éphémère de toute chose, devenir insensible aux notions de bien et de mal, repousser son ego, ne pas se focaliser sur les situations particulières, pour accepter la mort comme la juste contrepartie de la vie et arriver à étendre sa bienveillance à tous les êtres.
Mais peut-être Lao zi se contente-t-il simplement de prôner le détachement du sage vis-à-vis du peuple afin de ne pas tenter de le manipuler mais au contraire lui laisser sa spontanéité, sa liberté de faire. Ou alors souhaite-t-il inviter le sage à se préserver des déceptions d’un peuple forcément peu réceptif à ses propos, ne rien attendre des autres, les dénigrer (« chiens ! ») pour ne point être déçu ? Cette dernière interprétation, proche de celle de « Je me tourne vers vous », semble néanmoins trop malsaine pour être retenue.
Côté « politique », Wilhelm et Duyvendak soulignent que Lao zi s’oppose dans ce chapitre à la notion confucianiste de ren (仁). En effet, Cyrille Javary souligne que cet idéogramme « revient plus de 100 fois dans les Entretiens [de Confucius] et fait l’objet exclusif de 58 paragraphes. » [1] Lao Zi nie cette qualité au niveau de la nature mais également en tant qu’aspiration du Sage et remet donc en question et sans ambiguïté (不 仁) l’un des concepts clés du confucianisme. Au-delà des notions de mansuétude [shù恕], de respect pour autrui, de bienveillance ou de tolérance attaché à 仁, nous y retrouvons en effet également la notion de piété filiale [xiào孝] et le respect des rites. « Pour Confucius […] se comporter humainement, c’est se comporter rituellement. Yan Hui demande ce qu’est le ren. Le Maître dit : « Vaincre son ego pour se replacer dans le sens des rites, c’est là le ren » précise Anne Cheng (p.73) Or il est clair que, pour Lao zi, le rite est contraire à l’abandon du sage au naturel, au Tao.
L’homme est symboliquement le lien entre le ciel et la terre et Lao zi nous décrit cet espace comme vide (虚) et par la même infini de potentiel, impossible à soumettre (屈), à l’image d’un soufflet (橐) ou d’une flute (龠) qui n’existent que par leur vide intérieur et pourtant ne cessent de disperser, de faire sortir (出), ce qui rejoint 4-1.
Acupuncteur, le Dr. Henning Strom souligne dans ses commentaires de ce chapitre que « dans le microcosme homme, l’intervalle entre le Ciel (la tête) et la Terre (le ventre) est le thorax (avec sa fonction respiratoire) qui est comme un soufflet de forge qui est tantôt vide, tantôt en mouvement. Celui qui se tient dans le juste milieu entre le Ciel et la Terre (chez l’homme le cœur) profite pleinement de cette respiration cosmique. »
Vide d’ego, le sage évite de parler (言), de se disperser à l’extérieur, vers la multiplicité, et au contraire s’attache plutôt à se recentrer vers l’Unité, vers le dedans, à respecter (守) le milieu (中), à se fondre en lui, vers ce « vide inébranlable à l’usage inépuisable ».
Il n’y a pas d’arbre d’illumination (bodhi),
Ni cadre de miroir brillant.
Puisque, intrinsèquement, tout est vide,
Où la poussière peut-elle s’attacher ?[2]
Le Mendiant