Un chapitre particulièrement ardu, entre techniques de longues vie et connaissance de soi, avec beaucoup de questions et une réponse sous forme de mystérieuse Vertu.
载 营 魄 抱 一,能 无 离 乎 ﹖ | L’âme peut-elle embrasser l’Un et ne plus Le quitter ? | |
专 气 致 柔,能 如 婴 儿 乎 ﹖ | Peut-on, en cultivant son Qi, devenir aussi souple qu’un nouveau-né ? | |
涤 除 玄 览,能 无 疵 乎 ﹖ | Peut-on, en se purifiant, en se sondant, redevenir sans défaut ? | |
爱 民 治 国,能 无 为 乎 ﹖ | Peut-on prendre soin du peuple et administrer l’Etat tout en pratiquant le non-agir ? | |
天 门 开 阖,能 为 雌 乎 ﹖ | Peut-on, face à la porte céleste, agir avec l’impassibilité de la femelle ? | |
明 白 四 达,能 无 知 乎。 | Peut-on, empli de connaissance, pratiquer le Non-savoir ? | |
生 之,畜 之,生 而 不 有; | Donner naissance et élever sans notion de propriété ; | |
为 而 不 恃;长 而 不 宰, | Accomplir sans rien attendre ; guider sans rien revendiquer | |
是 谓 玄 德。 | Telle est la mystérieuse Vertu |
Cliquer sur le numéro de phrase vous transportera directement aux explications de la phrase en question. Après le désordre ordonné, voici l’ordre apparent…
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Prononciation en chinois (Chap 10 à partir de 4 :42)
Commentaires :
Nous commençons le travail sur soi avec un exercice de méditation : embrasser (抱), se fondre dans l’Un (一), afin d’obtenir une stabilité perpétuelle. A moins qu’il ne s’agisse de faire l’unité entre l’âme visionnaire, spirituelle, l’esprit (certaines versions du texte ont en effet remplacé le caractère 营 ying par le caractère hun) et l’âme végétative, le corps (魄). Si nous y réussissions, si nous pouvions ne plus quitter (离) cet état, nous serions alors immortels, à l’image du Tao. Est-il nécessaire de préciser que ce n’est pas le cas, d’où l’interrogation (乎) d’un Lao Zi réaliste. La perspective nénmoins de prolonger sa vie en assurant au maximum cette unicité, que celle-ci soit cosmologique ou « médicale ».
Exercices sur le souffle ensuite : se concentrer (专) sur son Qi (气) pour retrouver la souplesse (柔) du nouveau-né (婴 ou 儿) qui, sans ego, n’a pas encore de volonté, de désir ou d’action, est encore tout entier dans le Tao, dans le respect de sa nature. L’occasion ici, voir 10-2, de définir ce concept fondamental de souffle-respiration ou « force vitale ».
Travail de purification maintenant : laver (涤) et éliminer (除) en profondeur (玄) afin de pouvoir (能) être sans taches, sans défauts (疵). Lao Zi n’a pas de lessive particulière à nous recommander et il questionne à nouveau (乎) cette possibilité. La pureté sera néanmoins favorisée par la connaissance de soi : entrer au plus profond de soi afin de comprendre ses zones d’ombres. Lao Zi psychanalyste ? Marcel Conche doit le penser : « Il s’agit de n’avoir, dans son for intérieur, que des pensées chastes. Ainsi sera-t-on comme le nouveau-né, c'est-à-dire l’homme avant l’apparition du désir sexuel. » (p.88)
Puis viens un message à l’attention des gouvernants : ne multipliez donc pas l’action (为), les lois et les mesures mais montrez plutôt l’exemple ! Il ne s’agit pas d’être un technocrate ou un expert, démontrant en permanence son savoir (certaines versions du texte parlent de non-savoir plutôt que de non-action) mais un serviteur qui aime (爱) les gens, le peuple (民). Alors le pays (国) sera bien gouverné (治) !
Ce qu’on entend par la « porte céleste » (天 门) modifiera en profondeur le sens de la phrase : pour les uns, il sagit des « orifices génitaux de l’homme et de la femme », pour Marcel Conche (qui a laissé la psychanalyse de côté), il s’agit des yeux qui permettent de contempler, d’être réceptifs à la nature. Pour le Maître du Bord du Fleuve, ce terme désigne le « palais de la Ténuité purpurine au pôle Nord » (Catherine Despeux a la bonne idée de rappeler qu’il s’agit du centre du ciel d’après la cosmogonie chinoise), ou encore les narines qui s’ouvrent (开) et se ferment (阖) avec la respiration. Pour Wang Bi, enfin, « la porte céleste fait référence au point à partir duquel tout dans le monde vient à paraître. » (Despeux, p.212). Quant à Henning Strom, il rappelle qu’en acupuncture, le point Poumon 7 est appelé par les anciens Tian Men (天 门) et qu’il « est le point de commande de Ren Mai qui est le Méridien le plus yin et donc en analogie avec la Femelle. » (p.33) En effet, c’est encore le calme et l’impassibilité de la femelle (雌) qui sert d’exemple au sage, Cf. Chap 6.
Cette fois, c’est la traduction de 四 达 qui pose problème : quatre étendues, quatre perfections ou quatre extrémités (du monde). Le sens reste néanmoins plus ou moins le même : est-il possible, alors que l’on est riche de compréhension (明), de pratiquer le non-savoir (无 知), de rester dans l’inconnaissance, être comme ne sachant rien. « Être comme un nouveau-né, ne pas laisser sa force vitale être altérée par le retentissement de tout ce qui a lieu. Garder sa spontanéité, à partir de quoi commence toujours à nouveau la vie. Car on est toujours à la naissance du monde, et l’acte créateur est en chacun de nous. » précise Marcel Conche (p.91)
Les trois dernières phrases définissent la mystérieuse (玄) Vertu (德), en reprenant les termes de 2-12 et 2-13. Il s’agit de prendre modèle sur le Tao qui engendre et élève (生) sans posséder (有), accomplit (为) sans rien attendre (恃), développe (长) sans exercer d’autorité (宰). « Quand on parle d’insondable Vertu, cela signifie que la Vertu est présente, mais que l’on ignore quel est son souverain. Elle provient de l’insondable insondabilité » précise le Maître du Bord du Fleuve, faisant référence à 1-8. Marcel Conche, plus pragmatique, parle de « comportement vis-à-vis des enfants et de sa descendance », allant définir la vertu de la femme au fait d « être assez généreuse et assez forte pour refuser l’IVG ; ensuite, allaiter et élever soi-même son enfant ; le moment venu, le laisser aller vers sa vie et son avenir sans attendre de gratitude ». Concluons donc plutôt avec Cheng Man Ching[1] « Si l’on agit conformément à la nature, il n’est pas nécessaire d’agit consciemment ou d’insister pour avoir la confiance des autres. » (p.55)
Le Mendiant