Pourquoi tout apparaît d’abord comme sombre ou mystérieux… Pourquoi le Tao est nécessairement le plus grand des mystères…
同 谓 之 玄, 玄 之 又 玄
tóng wèi zhī xuán, xuán zhī yòu xuán,
Ensemble – Signification - [liaison] – Mystérieux, Mystérieux - [liaison] – Encore – Mystérieux
谓(謂) [wèi] signifie dire, appeler, parler de, nom, signification ou sens. 玄 [xuán] signifie noir, sombre, profond, obscur, abscons, peu fiable, incroyable ou mystérieux. Selon Catherine Despeux, il s’agit, dans le Laozi, du qualificatif le plus élogieux pour désigner la Voie : « Xuan désigne ce quelque chose dans quoi on plonge sans pouvoir saisir rien de précis, mais dont le charme et l’effet sont infinis. C’est la saisie gobale et totale des choses au-delà de l’aspect limité des sens, notamment du regard. » (p.67) 又[yòu] signifie aussi, une fois de plus, encore ou de nouveau.
Trad. 1 :
Ce fond unique, est profond, constitue l’origine, s’appelle ténèbres, mystère, obscurité, secret. Profondes, doublement profondes, obscurité de l’Obscur, ténèbres dans les ténèbres, mystère dans le mystère, de mystère en mystère, mystère suprême,…
♥ « Ce deux-un est mystère » ((François Huang et Pierre Leyris) « Mystère du mystère [… ] » (Ma Kou)
♣ « Pensés ensemble: mystère! » (Docteur Marc Haven et Daniel Nazir) « Obscurcir cette obscurité » (Liou Kia-hway)
► Le Tao multiplie les couches de ténèbres, à mesure que l’on se dirige vers son fond (sa source, son essence) infini. Rien n’est plus mystérieux que le Tao qui pourtant se révèle être…
Trad. 2 : (première partie : 同 谓 之 玄)
Ce que nous appelons unité demeure un mystère, ne peut-être comprise / L’Unité est incompréhensible, hors d’atteinte de l’esprit.
► Ces interprétations de Jonathan Star mettent l’accent sur 同en tant que principe de l’Unité (Cf.1-7) : le sens (谓) de l’Unité (同) est un mystère (玄)
Trad.3 :
« Cette commune origine est dite insondable. Cette insondable insondabilité… » (Catherine Despeux)
► « Si l’on parle d’insondable, c’est faute de pouvoir la qualifier […] Mais si l’on considère « insondable » comme une dénomination, alors on s’en éloigne. C’est pourquoi il est dit ensuite : « insondable insondabilité » (commentaires de Wang Bi, p.163) Le commentaire de Lao zi par Cheng Xuanying au VIIe siècle est encore plus clair : « L’homme qui a des désirs ne s’attache qu’à l’existence. Celui qui n’a pas de désirs s’attache en outre à la non-existence. [Lao zi] parle donc d’un premier "Mystère" pour rejeter ces deux liens. Puis il craint que l’adepte ne s’attache à ce "Mystère". S’il dit donc « encore Mystère », il repousse à nouveau la seconde maladie. Ainsi, non seulement il n’y aura pas d’attachement, mais il n’y aura pas non plus d’attachement au non-attachement. C’est là le rejet (des deux extrêmes) ; aussi dit-il « Mystère et encore Mystère ». (cité par Anne cheng, p. 254, à propos de l’Ecole Chongxuan, du « Double Mystère » […] « à ce qui a été aussi appelé « le double oubli », le redoublement étant l’oubli de l’oubli »)
Autre interprétations avec le « Maître du Bord du Fleuve », « L’insondable désigne le ciel : ceux qui ont du désir et ceux qui n’en ont pas reçoivent tous le souffle du ciel […] dans le ciel se trouve un autre ciel. Le soufle que chacun reçoit est d’une densité plus ou moins grande […] idée communément répandue dans la Chine ancienne selon laquelle les qualités morales et la caractère des individus dépendaient de la quantité et de la qualité du souffle qu’ils recevaient du ciel à la naissance et qui constituait leur ming, c’est-à-dire à la fois leur force vitale et leur destin.» (Catherine Despeux, p.161) Il serait néanmoins étonnant que Laozi puisse reprendre ce « déterminisme » ou principe de relative irresponsabilité à son compte.
Quoi qu’il en soit, ces dernières interprétations coupent la phrase en deux, la seconde partie devant alors plutôt être reliée à la phrase suivante. Rappellons que rien n’est moins sûr, dans le Daode Jing, que les ponctuations et que le découpage exact du texte demeure donc un… mystère !
Contre-sens ?
Pas grand-chose à signaler sinon une étrange traduction de 玄 en « origine », qui, selon Jonathan Star, s’explique par l’utilisation de 元 [yuán] qui signifie premier, original, principal, basique, fondamental, dans certains textes.
♫ Unité mystérieuse, mystère du mystère
Amendement (Sept 2011) à la proposition précédente: « Unité obscure, superposition de mystères »
Ou alors : « Unité (appelée) obscure, obscurité de l’obscur… » : l’obscurité étant une désignation qui éloigne du Tao (puisque 1-1), il faut rajouter une couche d’obscur
Réflexions :
1. Il fait de plus en plus noir à mesure que l’on descend dans le puits mais c’est là que l’on trouve l’eau de la vie !
2. Descendre au fond de soi révèlera différentes strates de mystère pour finalement arriver à l’essence de notre être. Est-il besoin de s’attarder sur ces différents mystères (psychanalyse) ou bien vaut-il mieux continuer à descendre pour ensuite remonter ?
3. « Afin de rencontrer l’Être dans une expérience il faut donc se permettre d’aller vers le noir, vers l’ombre, vers les ténèbres. On retrouve cette exigence dans les mythes de toutes les traditions, dans les contes de fées. Sur le chemin, nous devons accepter les instincts primaires, le bassin, qui représente la transcendance de la terre. Nous devons accepter la matière (ce mot vient de mère). Nous devons accepter la grande Mère. » (Karlfried Graf Dürckheim[1])
4. L’Unité est difficile à percevoir, voire incompréhensible, nous qui avons tendance à distinguer et nommer chaque chose. Si l’on ne peut plus croire ce que l’on voit, alors ne peut-on pas douter de tout ?
Le Mendiant
[1] Karlfried Graf Dürckheim, Le Centre de l’Être, Albin Michel, 1992, p.74