Pourquoi il est contreproductif de nier le mal ou ses défauts. Pourquoi le bien est une notion morale à relativiser voire à dépasser.
皆 知 善 之 为 善, 斯 不 善 已
jiē zhī shàn zhī wéi shàn, sī bù shàn yǐ
Tous - Réaliser - Beau/Bon - [liaison] - Devenir - Bon, Cela - Pas - Bon – Ainsi
La phrase s’articule cette fois autour de 善 [shàn] qui signifie (nom) bon, sage, amical, familié ou (verbe) être bon (à quelque chose), faire correctement (quelque chose).
Trad. 1 : Quand tous tiennent le bon pour le bon, savent que le bien est le bien, alors le mal, le non-bon est admis, l’idée du mauvais apparaît.
♥ « Le monde reconnaît le bien et par là le mal se révèle.» (Shi Bo)
► Comprendre le sens du bon conceptualise automatiquement le mal, l’un ne pouvant exister sans l’autre. « Toutes choses sont unes », « Tout est composé de contraires » dit Héraclite. « Le bien et le mal sont un » dit Hippolyte.
♫ Comprenant le bien, le mal apparaît.
Trad. 2 : Tous connaissant le bien comme étant le bien, chacun tient le bon pour le bon, tout le monde sait que le bien est bien, voici le mal, voici d’où viennent les maux, voilà ce qui fait son imperfection, c’est en cela que réside son mal.
► Se focaliser uniquement sur les aspects positifs des choses, leur donner un caractère d’universalité et nier leur contraire est un mal dans le sens où il y a contradiction avec l’harmonie du Tao. « La capacité de l’homme est apte à accomplir certaines choses, mais inapte à accomplir certaines autres. Tout le monde possède inévitablement son ignorance et son incapacité propres. Vouloir éviter ce que personne ne peut éviter, c’est une erreur regrettable. » (Zhuang Zi, XXII, p.184) Comme le précise Marcel Conche, la gageure est d’accepter « la réconciliation avec ce que, habituellement et très humainement, on refuse d’accepter, que l’on rejette comme ne devant pas être […] comme non lié essentiellement à son opposé : le mal, la guerre, l’injustice, la maladie, le besoin, la mort, bref le négatif. » (Héraclite, p.28)
♫ Quand tous s’accordent sur le bon, le mauvais apparaît
Réflexions :
1. « Quand ton esprit ne séjourne pas dans l’opposition du Bien et du Mal, quel est ton visage originel, celui que tu avais avant que tu ne fusses né ? » demande un koan zen. (Gonin, p.17)
2. Les manipulations médiatiques qui nous conduisent à tous penser la même chose, la morale qui nous dicte ce qui est bien et ce qui est mal, tout cela est évidemment contradictoire avec la liberté et est à la base des tyrannies ou guerres de religion.
3. Le monde est ce qu’il est et il est impossible de demander à ce que le mal disparaisse ou, pire, nier son existence. Cela ne signifie pas qu’il faille refuser de combattre l’injustice (« indignez-vous ! ») mais, au contraire, admettre sa présence – et ainsi implicitement former en soi le désir de justice – pour pouvoir mieux l’éviter. On redoute d’abord ce qu’on ne connait pas !
4. « La voie ne commence vraiment que le jour où le disciple commence à accepter aussi bien les souffrances que les joies, sans vouloir les détruire. Détruire une émotion qui nous fait mal mais qui est un aspect de nous-mêmes correspondrait très exactement à l’attitude du savant dans son laboratoire qui repousserait avec horreur les rats cancéreux et les crachats purulents dont il a besoin pour sa recherche. […] Le « seul péché qui ne puisse pas être pardonné » est de nier ce qui est, de refuser à ce qui est le droit à être. » (Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse)[1]
5. Prendre conscience de son imperfection naturelle et regarder ses défauts avec bienveillance est le premier pas en direction de l’amour propre et du contentement personnel. Cf. mes ouvrages L’obsession de la performance et Le respect de sa nature.
Le Mendiant
[1] Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse, La Table Ronde, 1999, p. 129