Pourquoi le silence est respect du Tao. Pourquoi la parole nous fait passer à côté de l’expérience.
多 言 数 穷, 不 如 守 中
duō yán shù qióng, bù rú shǒu zhōng
Beaucoup – Parler – Souvent – Epuisé, Pas – aussi bon que – Observer/Respecter – Milieu
多[duō] signifie beaucoup, multi ou nombreux. 言[yán] signifie discours, mot, dire, parler. Cf. 2-10. 数(數) [shù] signifie nombre, chiffre ou plusieurs. Prononcé [shǔ] il signifie compter, énumérer ou lister. Prononcé enfin [shuò], il signifie fréquemment ou de manière répétée. 穷(窮) [qióng] signifie pauvre, épuisé, extrêmement, limite ou fin. 如[rú] signifie comme si, en conformité avec ou être aussi bon que (dans des phrases négatives) 守[shǒu] signifie garder, défendre, observer, obéir, respecter ou proche de quelque chose.
中[zhōng] signifie le milieu comme dans 中国 [Zhōngguó], l’empire du milieu ou la Chine mais aussi le centre, entre deux extrêmes, moyen, intermédiaire, à l’intérieur (de la maison par ex.) ou dans (un jardin par ex.) « Axe, pivot, centre, position médiane, autant de sens que l’on peut donner à ce terme zhong qui évoque aussi la recherche de l’équilibre entre des contraires ou de l’harmonie entre des opposés, la politique de l’alliance et du compromis, la position d’où il est possible de régner en maître sur les confins » selon Catherine Despeux (p.130). Anne Cheng souligne toutefois l’erreur de considérer cette notion comme étant « le souci précautionneux de garder le « juste milieu » entre deux extrêmes » ou « un compromis frileux qui se satisferait d’un « moyen terme ». Les penseurs chinois ont « tout au contraire décrit le Milieu comme « l’extrémité de la poutre faîtière », celle qui tient ensemble tout l’édifice et dont tout le reste dérive […] Le Milieu n’est donc pas un point équidistant entre deux termes, mais bien plutôt ce pôle dont l’attraction nous tire vers le haut, créant et maintenant dans toute situation de vie une tension qui nous fait aspirer toujours davantage à la meilleure part de ce qui naît entre nous. » (Anne Cheng, p.42)
Trad.1 :
Celui qui en parle beaucoup (du Tao) est souvent réduit au silence, va souvent à l’extrême et s’épuise. Il vaut mieux observer le (juste) milieu, rester (ancré) au centre, s’insérer en lui, en pénétrer le sens.
♥ « Plus on en parle moins on le comprend. Mieux vaut vivre en son cœur. » (Didier Gonin)
► Au contraire du soufflet (ou du Tao) qui ne s’épuise pas, l’homme s’appauvrit à force de paroles vaines et/ou obscurcit encore davantage sa compréhension du Tao. Il est préférable de laisser le Tao s’installer en soi ou se placer au cœur de la dynamique du Tao, sans se poser trop de question. Cf. 1-5 « Plutôt que de se laisser aller à la tentation facile de soigner les branches, partie visible et agréable à regarder, mieux vaut cultiver la racine de l’arbre qui, en tirant vie et nourriture au plus profond de la Terre tout en poussant – quoi qu’il arrive – vers le Ciel, est la parfaite image de la sagesse chinoise, de son sens de l’équilibre, de sa confiance dans l’homme et dans le monde. » (Anne Cheng, p.42)
Trad.2 :
Trop de paroles conduisent à l'impasse / Une quantité de mots est vite épuisée / Plus nombreux les propos, plus abondantes les difficultés! Mieux vaut rester au centre des choses, préserver le vide.
♥ « Parler beaucoup épuise sans cesse; mieux vaut garder le Milieu. » (Docteur Marc Haven et Daniel Nazir ) « Au lieu de s'épuiser en paroles, mieux vaut préserver son intérieur. » (Catherine Despeux)
► Il n’est plus ici question du discours sur le Tao mais de la parole ou de la connaissance, qu’il vaut mieux restreindre afin de ne pas éparpiller son souffle et préserver son intégrité corporelle. Catherine Despeux fait le lien avec le début du chapître en soulignant que « l’esprit se tient au centre et non à la périphérie, ce qui signifie qu’il s’est détaché de ses émotions. » (p.130) Idem avec le commentaire de Wang Bi : « Plus le sage agit, plus il endommage les êtres […] son intelligence n’apporte pas la paix, ni ses paroles l’ordre, et cela mène nécessairement à des échecs répétés. Le sage, tel le soufflet ou la flûte « garde le centre », si bien qu’il n’est jamais dans l’impasse. Il s’abandonne lui-même pour laisser les êtres faire, ainsi il n’est rien qui ne soit régulé. » (Despeux, p.227) Autant pour l’opinion de certains chercheurs selon laquelle il n’y a pas de connexion entre les deux parties de ce paragraphe, preuve que le Daode Jing serait une « anthologie compilée par plusieurs mains ».[1]
Notons avec Catherine Despeux que Laozi rejoint ici un des quatre textes confucéens, l’Invariable Milieu 中庸 [zhōngyōng]: « Lorsque les sentiments ne sont pas encore déployés, on parle de centre. » (p.130) Effectivement la formule « Le milieu est la voie droite pour tous les êtres, et la constance est la loi invariable qui les régit » de Tchou Hi[2] pourrait s’appliquer au Sage détaché (5-2) de Laozi. Mais, là aussi, Anne Cheng relativise : « Alors que les confucéens valorisent le Milieu, précaire et mouvant équilibre générateur d’harmonie, les taoïstes sont en quête du centre, c’est-à-dire de l’Origine. » (p.197)
Trad.3 :
« A vouloir tout savoir on s'épuise vite: le mieux est d'occuper le centre. » (Jean Levi)
► « Les deux versions de Mawangdui ont wen, « entendre, s’informer », à la place de yen, « parler, disserter », ce qui change considérablement le sens du passage et lui confère une orientation plus politique, voire policière. Il n’est pas question ici du discours sur le Tao dont aucune parole ne peut épuiser le sens et la nature, mais des techniques de manipulation et de contrôle du souverain » (Jean Levi, p.97)
Contre-sens ?
Parler de cœur en tant que figure anatomique serait un contre sens puisque 心[xīn] Cf.3-3 n’a rien à voir avec 中zhōng. Dire que la parole conduit au silence est une mauvaise interprétation de 穷 et est incohérent avec 2-10 qui dit que le Sage enseigne sans parole. Dire avec Marcel Conche « L'abondance en nombre de mots: extrême pauvreté. Mieux vaut garder ce que l'on a dans le cœur. » permet certes d’expliquer la brièveté du Daode Jing mais s’éloigne du sens du paragraphe. Evoquer avec Shi Bo les ordres administratifs (qu’il vaut mieux limiter afin de ne pas perturber le peuple) idem.
♫ Parler épuise. Mieux vaut se recentrer.
Amendement (Oct 2011) à la proposition précédente: « En parler éloigne. Mieux vaut se fondre en lui. ». Passage de la trad. 1 à la trad. 2, plus cohérente avec le début du chapître. Notons une opposition avec « l’usage inépuisable » du soufflet ou de la flûte décrit en 5-4 : au contraire de l’espace ciel-terre, l’homme "superficiel" – qui ne respecte pas le vide en parlant sans cesse – s’épuise!
Réflexions :
1. Ce sont ceux qui parlent le plus qui pratiquent le moins. Trop de théorie nuit à la pratique. « Les grands diseurs ne sont pas les grands faiseurs » dit un proverbe français. Arrêter ce blog ? Non pas puisque l’idée n’est pas de faire mais plutôt de « non-faire » !
2. « Les propos d’un homme avare en paroles sont rarement dénués de sens » a dit Gandhi. Au contraire, « le trop parler n’est pas marque d’esprit » (Thalès de Milet) et « le secret d’ennuyer, c’est de vouloir tout dire » (Voltaire)
3. Oublions le superflu, les grands discours et la logorrhée des médias et recentrons-nous sur l’essentiel, sur la vérité qui ne se trouve pas à l’extérieur mais à l’intérieur de nous.
4. « C’est pourquoi, dit saint Augustin, le plus beau de ce qu’un homme peut dire de Dieu est de savoir se taire par pure sagesse de richesse intérieure. Donc tais-toi et ne radote pas sur Dieu ! Car en bavardant sur Dieu tu mens, tu commets un péché […] Tu ne dois rien non plus connaître de Dieu, car Dieu est au-dessus de toute connaissance. » (Maître Eckhart, p.131)
5. « Avez-vous un centre ou bien n’êtes-vous qu’une foule en mouvement ? » interroge Osho (Evangile Thomas, p.149)
Le Mendiant
[1] D.C. Lau, Lao Tzu : Tao Te Ching, 1963, cité par Robert G. Henricks (p.2)
[2] L’Invariable Milieu in Les quatre livres de Confucius, Editions Jean de Bonnot, 2003, p.27