Pourquoi valoriser est source de tension. Pourquoi l’esprit de compétition est à l’avantage du système. Pourquoi toute comparaison est illusion.
不 尚 贤, 使 民 不 争
bù shàng xián, shǐ mín bù zhēng
Pas - Attacher une grande importance à - Vertueux/Capable, Permettre - Peuple - Pas - Se disputer/Contester
尚 [shàng] signifie attacher une grande importance à quelque chose mais aussi estime/estimer ou valeur/valoriser. 贤 [xián] signifie une personne capable et vertueuse mais aussi digne ou louable. 使 [shǐ] signifie employer, utiliser, faire, causer, permettre mais aussi "en supposant" ou "si", ces deux dernières traductions permettant alors une interprétation inverse de la phrase : « Si le peuple ne se dispute pas, il n’est nul besoin de valoriser les vertueux » 民 [mín] désigne le peuple ou les civils. 争 [zhēng] signifie se disputer, argumenter, polémiquer, combattre, s’efforcer de ou vouloir.
Trad.1 :
Si on n'exalte pas, ne glorifie pas, n’honore pas les sages, les hommes éminents, les hommes de mérite, le peuple ne se dispute pas, on empêche le peuple de s’affronter, d’entrer en compétition, la contestation ne pénètre plus le peuple, on n’éveille pas de ressentiments, on cessera de batailler.
♥ « N'honore pas les sages, le peuple ne sera pas querelleur » (Jean Levi)
♣ « Ne pas faire cas de l’habileté, aurait pour résultat que personne ne se pousserait plus. » (Léon Wieger)
► Si certains hommes n’étaient pas montrés en exemple, si le statut social n’avait pas autant d’importance, il n’y aurait nulle discorde, nulle compétition entre les hommes pour essayer de paraître plus vertueux ou compétents qu’ils ne le sont réellement.
Trad.2 :
« Si l'on surestime les grands hommes, les gens deviennent dépendants. » (Stephen Mitchell)
► Mettre en avant certains hommes, c’est automatiquement en infantiliser d’autres et créer un rapport hiérarchique au détriment de la liberté et de la responsabilité des seconds. Or « la démocratie est l'organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civique de chacun » (Marc Sangnier)
Contre-sens ?
Le sens des aphorismes se complique encore un peu avec l’introduction de doubles négations (不) ce qui permet à Stephen Mitchell de présenter une version originale… et positive.[1] La notion de jalousie ou de compétition n’apparaît pas non plus en chinois même si c’est bien de cela dont il peut s’agir.
♫ Sans mise en avant des vertueux, nul ressentiment
Réflexions :
1. La mise en valeur de quelques uns (les puissants, les membres de la jet-set ou du show-biz) par les médias créée de multiples frustrations (de ne pas être aussi bien ou aussi riche qu’eux) et une obsession de la performance qui nous pousse à la compétition et au paraître. Le système y trouve son compte : soit j’y arrive et deviens un acteur qui n’a alors plus aucun intérêt à remettre les déséquilibres et les injustices en cause, soit je n’y arrive pas et je deviens frustré et trop complexé pour oser hausser le ton. Seul moyen pour sortir de ce cercle vicieux ? Refuser le paraître et s’assumer enfin en tant qu’être ! Redevenir ce que l’on est !
2. La comparaison est toujours une illusion : orgueil démeusuré et ego boursouflé, d’un côté, manque de confiance en soi et dévalorisation de l’autre. Objectivement, autrui sera toujours différent… et donc incomparable !
3. Plutôt que de regarder constamment en l’air vers ceux qui ont plus ou paraissent être "plus", pourquoi ne pas regarder à notre hauteur ou en bas, vers le mendiant philosophe par exemple, figure emblématique de la simplicité volontaire.
4. « Pourquoi avions-nous donc autant de mal à dire : « Désolé, je ne sais pas », « Ce n’est pas de ma compétence » ou « Je me suis trompé » ? Le mendiant reconnaissait tout cela et disait aussi : « Je suis pauvre », « Je suis passif » et « J’ai besoin de vous ». Le mendiant était l’antithèse du superman, de l’homme « modèle » qui croit contrôler et diriger son monde. Il était l’antinomique du développement. Il ne clamait pas haut et fort : « Regardez comme je suis performant, beau, riche et intelligent » mais : « Regardez comme je suis faible et, si vous le pouvez, aidez-moi ! » À y réfléchir, la figure du mendiant était emblématique de la condition humaine : un être bon mais plein de faiblesses, qui avait besoin des autres pour vivre et qui n’avait pas honte de l’admettre. En vérité, nous étions tous des mendiants en puissance, même si nous faisions tout pour nous persuader du contraire… » (Le Mendiant et le Milliardaire)
5. De la question des notes à l’école : valoriser les uns conduit à insidieusement dénigrer les autres alors que deux enfants n’auront jamais le même rythme de développement, ni les mêmes capacités selon les matières.
Le Mendiant
[1] L’auteur américain – qui avoue ne pas parler chinois – nous livre d’ailleurs davantage une interprétation qu’une traduction… et en oublie ainsi régulièrement des phrases (la 3ème dans ce chapitre par exemple).